Je tiens tout d'abord à remercier ceux qui se sont réunis pour rendre cet office possible. Ce n'est pas évident — rien n'est évident de nos jours — mais chaque détail, des airs que nous chantons jusqu’aux nappes sur la bima et même la citronnade qui nous attend demain soir, tout a été préparé par des bénévoles. Et merci à tous ceux qui ont fait l'effort de venir ici, je sais que pour certains, traverser Paris jusque l'autre côté de la Seine est un grand voyage. Avec toute cette reconnaissance et cette appréciation de ce que nous avons construit ensemble, il peut sembler étrange que le sujet dont j'aimerais parler ce soir soit… la solitude. En tant que rabbin, je vois des gens dans toutes sortes de situations et pour toutes sortes de raisons, et l'une des difficultés que les gens décrivent, parfois en la masquant ou en la confondant avec d'autres symptômes, est un profond sentiment de solitude. D'où vient-il ?
Une façon de comprendre ce qui se passe est de le voir comme une réaction logique à ce que la vie quotidienne est devenue en 2024. L'effet cumulé de la peur du terrorisme, de la peur de l'antisémitisme, de la peur de contaminer les autres ou de tomber malade, de la culpabilité écologique face aux effets délétères de nos gestes, du mauvais temps, des mauvais transports en commun, de l'inflation, des relations tendues avec les collègues, ainsi que des comportements addictifs et vains autour des smartphones et des réseaux sociaux — tous ces éléments réunis réduisent toute envie de sortir de chez soi. Les confinements liés au Covid ont été une intensification de ce phénomène d'auto-isolement qui a commencé avant et s'est poursuivi depuis.1 Globalement, je suis un optimiste et certains de ces facteurs, en eux-mêmes, sont des choses positives. Mais le problème persiste. Ce sentiment de solitude est peut-être aussi l'une des caractéristiques de la vie juive en France et dans le monde, depuis un an. C'est quelque chose que les gens m'ont avoué, l'impossibilité de partager la complexité de nos émotions avec notre entourage, et l’absence croissante d’envie d'essayer de le faire. Et c'est aussi une caractéristique de la condition moderne : Juifs, non-Juifs, personnes vivant seules mais aussi personnes en couple ou en famille, il y a une épidémie croissante de solitude.
Je dis cela à un groupe de personnes réunies ici pour Yom Kippour, ce n'est donc pas la seule caractéristique de nos vies ou de cette journée. Ce soir, nous avons créé une communauté. Mais il y a quelque chose dans Yom Kippour lui-même qui se prête à un sentiment d'isolement, voire de solitude. Bien que nous soyons poussés à nous rassembler dans les synagogues pour des prières incroyablement longues, la tâche centrale de cette journée, la téchouva, est censée se dérouler dans nos cœurs et nos esprits. L'idée de se tenir devant ce jugement divin est que personne d'autre que nous ne peut savoir si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes. Sommes-nous satisfaits de notre comportement, nous sentons-nous coupables de ce que nous avons fait, voulons-nous vraiment changer ? Nous pouvons prononcer les mots, nous pouvons chanter et nous frapper la poitrine, mais pour l'essentiel, en ce jour, nous nous tenons seuls devant Dieu - ou, ce qui est encore plus terrifiant, nous nous tenons simplement seuls.
Lorsque nous lisons la longue description du grand prêtre à Yom Kippour, nous avons le même sentiment d'une personne seule entourée par une foule. Le Kohen Gadol est le principal protagoniste de cette journée ; en effet, c'est le seul jour de l'année où il a une fonction particulière, sinon il est essentiellement comme les autres prêtres. Et bien qu'il se prépare pendant sept jours avant Yom Kippour, qu'il soit entouré de gens toute la nuit qui l’empêchent de dormir, et qu'il coure toute la journée pour préparer les sacrifices et envoyer le bouc émissaire dans le désert - le point culminant de la journée est lorsqu'il se retrouve seul dans le Saint des Saints. Que fait-il là, dans la fumée, dans les ténèbres ? Nous ne le savons pas exactement. La Michna dit qu'il récite une courte prière, et les sources ultérieures tentent de deviner ce que c'était, mais la vérité est que le monde intérieur du grand prêtre est autant un mystère que le Saint des Saints, et autant un mystère que le monde intérieur de tous les autres habitants de la planète. Pouvons-nous regarder les autres autour de nous ce soir et savoir quelle douleur ils ont dû subir, quels rêves ils n'ont encore jamais réalisés ? Si on lit attentivement les versets décrivant l'entrée d'Aaron, le premier grand prêtre, dans l'espace sacré, on se rend compte qu'elle a lieu juste après la perte de ses deux fils, et qu'il porte avec lui le silence du chagrin.
L'un des appels répétés cette année a été de se rassembler, de se tenir ensemble, de s'unir. Il s'agit peut-être d'une reconnaissance et d'une réaction à cette épidémie de solitude : nous avons besoin d'être unis. Au cours des premières semaines d'octobre, je pense que de nombreuses personnes dans le monde juif ont ressenti quelque chose de cette solidarité instinctive ; les cœurs se sont ouverts, les bénévoles se sont engagés, les personnes déplacées ont été logées, nous nous sommes envoyé des messages pour prendre des nouvelles et nous nous sommes renvoyés des émojis de cœurs et de cœurs brisés. Lorsque cela se produit de manière organique, nous sommes frappés par la beauté de cette possibilité, par le fait que la solitude peut être vaincue par le hesed, par l'amour. Cela me rappelle les mots de la prière de Yom Kippour, une description pleine d'espoir d'un monde parfait :
וְיֵעָשׂוּ כֻלָּם אֲגֻדָּה אֶחָת לַעֲשׂוֹת רְצוֹנְךָ בְּלֵבָב שָׁלֵם.
Que tous deviennent un seul rassemblement, faisant ta volonté de tout leur cœur.
Mais lorsque je compare ces expériences aux appels des politiciens à « être unis », leurs cris me semblent creux et superficiels. Je pense que la différence entre une unité qui se produit naturellement et une unité forcée est liée à l'ego. Très souvent, tout le monde souhaite l'unité, mais personne ne veut faire de compromis pour y parvenir.
Pour en revenir au grand prêtre de Yom Kippour, nous lirons demain trois séries de confessions. Il demande d'abord l'expiation pour lui-même et sa famille proche, puis pour sa tribu, et enfin pour le peuple tout entier. Cela semble être un bon modèle pour nous aussi. Nous vivons dans des cercles concentriques de responsabilité, et il est logique de commencer par nous-mêmes et d'aller vers l'extérieur. Le rabbin Israël Salanter, fondateur du mouvement du Moussar dans la Lituanie du 19e siècle, aurait raconté l'histoire suivante :
« Quand j'étais jeune, je voulais changer le monde. J'ai découvert qu'il était difficile de changer le monde, alors j'ai essayé de changer mon pays. Lorsque j'ai constaté que je ne pouvais pas changer le pays, j'ai commencé à me concentrer sur ma ville. Je n'ai pas pu changer la ville et, en tant qu'homme plus âgé, j'ai essayé de changer ma famille. Maintenant, en tant que vieil homme, je me rends compte que la seule chose que je peux changer, c'est moi-même, et je réalise soudain que si je m'étais changé depuis longtemps, j'aurais pu avoir un impact sur ma famille. Ma famille et moi aurions pu avoir un impact sur notre ville. Leur impact aurait pu changer le pays et alors, moi, j'aurais en effet pu changer le monde ».
Il est bien plus facile de parler de se changer soi-même que de le faire réellement, bien sûr. Mes transgressions définissent qui je suis plus que toute autre chose. Mais néanmoins, nous sommes appelés à Yom Kippour à trouver le courage d'au moins envisager une vie alternative. J'imagine le grand prêtre dans ce genre de processus. Il sort du Saint des Saints, mais aussi du Solitaire des Solitaires, et murmure une confession que nous n'entendrons jamais. Yom Kippour ne peut pas continuer si cela ne se produit pas - si le grand prêtre était un saint sans péchés, Yom Kippour ne serait pas possible pour les autres. Il se reconnecte ensuite à sa famille, à sa tribu et à son peuple, en reconnaissant leurs imperfections et en demandant qu'on les oublie, une fois de plus, cette année.
En théorie, il serait tentant de dire que le lien avec la communauté est l'antidote à la fois à la solitude dans laquelle le monde moderne nous pousse et aux appels creux à l'unité que nous entendons partout. J'ai envie de dire : Communauté, pas unité. Ce sont des gens qui prennent soin les uns des autres, malgré et à cause de leurs différences et de la reconnaissance de leurs imperfections. Nous avons vu quelque chose de cette communauté possible cette année, dans et autour d'Adath Shalom et dans différents endroits du monde juif, et dans le monde en général. C'est mon rêve, et mon souhait pour nous, que nous parvenions à construire et à renforcer les communautés qui nous entourent, qui ne nient pas les individus en leur sein et qui ont une place pour l'épanouissement personnel, chaque personne sur son propre chemin. Mais je veux aussi donner une place à la solitude, qui est vraie et ne disparaîtra pas de sitôt, et veux conclure en la reconnaissant une fois de plus. Yom Kippour est en fin de compte un événement solitaire, qui se déroule dans le cœur plutôt que dans la synagogue. Chacun est aujourd'hui le reflet du grand prêtre, se tenant seul face à Dieu et face à lui-même. Nous disons les mêmes mots dans la prière, mais personne ne sait ce qui se passe dans l'esprit de la personne assise à côté de lui, sa douleur et ses espoirs. Je ne veux pas présenter cette solitude comme une tragédie, ni la romantiser, mais juste - ce soir, Yom Kippour - reconnaître sa réalité. Bienvenue, solitude, bienvenue, personnes seules. Puissions-nous utiliser cette journée qui vient pour nous présenter, honnêtement et tels que comme nous sommes, et construire ensemble une communauté soudée et bienveillante, dont les effets se répercuteront dans le monde entier.
Je tiens à répéter que Yom Kippour est un jour puissant, mais pas triste. Je termine donc en vous souhaitant à tous Chabbat chalom, Hag Sameah, et Gmar Hatima Tova !
[Je partage ici le diagnostic mais pas les conclusions de Pascal Bruckner]
Merci. Ce texte est excellent. Il n’est ni apologétique ni sarcastique. Il remet la solitude au cœur de la vie communautaire. S’il y manquait quelque chose, je dirais que c’est le rapport personnel à l’Eternel. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Gmar Hatima Tova