Selon la tradition, le milieu de la Tora se trouve dans la paracha de cette semaine (Lévitique 10:16), avec les mots daroch darach Moché, "Moïse demande, il demande le bouc". Selon la tradition talmudique, si tu comptes le nombre de mots de la Tora et que tu divises ce nombre en deux, la première moitié se termine par daroch et la seconde commence par darach, demande et demande, midrach et midrach. Ce qui est fascinant, c'est qu'en fait, ce n'est pas vrai : le véritable point médian de la Tora se trouve ailleurs. Il faut croire que le Talmud n'enseigne pas un fait mathématique technique à propos de la Tora, mais une vérité importante : que la valeur centrale de la Tora réside dans l'enquête, le questionnement et l'interprétation, et que tout le reste tourne autour de cette valeur fondamentale.
Il y a un autre sens dans lequel cette paracha est le point médian de la Tora. Jusqu'à maintenant, il y avait un récit progressif allant de la création du monde aux histoires d'une famille, de son développement en tribu puis en nation, de sa rédemption de l'esclavage, de son acceptation de la Tora et de ses exigences, et de la construction du Tabernacle, le lieu central du culte et le point focal de sa vie spirituelle et de sa rencontre avec Dieu. Les vingt-cinq derniers chapitres que nous avons lus ces dernières semaines donnaient les détails complexes de la construction de ce Tabernacle, et dans la paracha de cette semaine, après huit jours de préparation, il est enfin, enfin prêt. Un sacrifice est offert et le feu descend du ciel pour l'accepter. C'est vraiment l'apogée de la Tora - et d'une certaine manière, tout se dégrade à partir de là. Les fils d'Aaron meurent tout de suite après, puis nous recevons les lois sur les animaux cachers et non cachers. Cela semble un peu décevant. Il n'y a plus de feu venant du ciel, juste des mots, des lois, des rituels et des questions.
Je veux parler ce soir d'une loi de la cacherout, mais probablement pas d'une loi qui se présente dans votre vie quotidienne. La Tora donne des exemples d'animaux, d'oiseaux et de poissons que l'on peut manger, et ceux qui sont interdits. Qu'en est-il des êtres humains ? Ils ne figurent pas sur la liste des animaux interdits, et dans d'autres domaines de la halakha, ils ne sont pas considérés comme des animaux, alors peut-être sont-ils en fait cachers ? Cela peut sembler absurde, et je veux examiner cette réaction instinctive dans un instant, mais étonnamment, de nombreux textes rabbiniques mentionnent qu'en théorie, la chair humaine n'est pas considérée comme interdite au même titre que la viande de porc ou de lapin.
L'une des preuves est qu'il existe un principe halakhique selon lequel tout ce qui provient d'un animal interdit est interdit, et tout ce qui provient d'un animal autorisé est autorisé (Mishnah Bekhorot 1:2). Les vaches sont cachères donc leur lait est cachère ; les autruches ne sont pas cachères donc leurs œufs ne sont pas cachères non plus. Qu'en est-il du lait humain ? Heureusement pour les bébés juifs, le lait humain est considéré comme cachère sans aucune question (et pareve !), les rabbins suggèrent donc que selon le principe que nous venons de citer, les humains sont également cachers [Sifra Chemini 4:4]. Toutefois, les sources ne s'accordent pas sur la question de savoir si la chair humaine est interdite pour d'autres raisons, ou s'il s'agit éventuellement d'un commandement rabbinique, interdit à un niveau inférieur à celui de la Torah, ou s'il est tout simplement acceptable de manger des êtres humains. Il existe en fait trois opinions.
Vous pensez probablement que je suis fou de parler de cela - et dans le climat actuel, je ne suis pas sûr de publier cette drasha sur Internet. Ce qui me traverse d'instinct, et que je pense partager avec vous : que quelque chose ne va pas ici.
Dans son introduction à un commentaire sur les lois de la cacherout, le rabbin Moshé Shmuel Glasner traite de ce sujet. Rav Glasner était une autorité halakhique de premier plan dans la Hongrie du XIXe siècle, un arrière-petit-fils du Hatam Sofer, le fondateur de ce que nous appelons aujourd'hui ‘le mouvement orthodoxe’. L'introduction de son commentaire est un travail fascinant sur les principes méta-halakhiques, et sur la place de l'innovation et de la créativité au sein des traditions halakhiques. Il écrit ce qui suit :
עוד משל אחת, בשר אדם לדעת הרמב"ם אינו אלא באיסור עשה, ולדעת הרשב"א מותר לגמרי מה"ת, ועתה אמור נא בחולה שיש בו סכנה ולפניו בשר בהמה נחירה או טרפה של חיה טמאה ובשר אדם, איזה בשר יאכל? הכי נאמר שיאכל בשר אדם שאין בו איסור תורה אע"פ שמחוק הנימוס שמקובל מכלל האנושי — וכל האוכל או מאכיל בשר אדם מודח מלהיות נמנה בין האישים—ולא יאכל בשר שהתורה אסרו בלאו?! היעלה על הדעת שאנו עם הנבחר, עם חכם ונבון נעבור על חוק הנימוס כזה כדי להנצל מאיסור תורה? אתמהה!
Selon le Rambam, l'interdiction de consommer de la chair humaine ne transgresse qu'un commandement positif [par opposition à la transgression d'un commandement négatif, qui est plus grave], et selon le Rashba, il est bibliquement permis de consommer de la chair humaine [et cela n'est interdit que sur autorité rabbinique]. Dites-moi : si une personne mortellement malade a le choix entre manger de la viande non cachère ou de la chair humaine, laquelle doit-elle manger ? Pourrions-nous dire qu'il devrait manger de la chair humaine parce qu'elle n'est pas interdite par la Bible, malgré le fait qu'elle soit interdite par toutes les normes fondamentales de la société humaine - en effet, toute personne qui mange de la chair humaine ou la donne à manger à quelqu'un d'autre est considérée comme étant au-delà de la civilisation - plutôt que de manger de la viande interdite par la Tora ?! Quelqu'un pourrait-il imaginer un instant que nous, le peuple élu, une nation sage et éclairée, violerions une norme aussi fondamentale afin d'éviter une interdiction biblique ? C'est impossible !
(Introduction à Dor Revi'i, Cluj-Kolozsvár 1921, p.50)
L'idée introduite ici est qu'il y a des choses dont nous savons tout simplement qu'elles sont mauvaises, et que nous n'avons pas besoin qu'on nous le dise explicitement. Ce sentiment de “savoir simplement” est subjectif, et c'est pourquoi beaucoup sont mal à l'aise avec cette idée, préférant le langage du permis et de l'interdit à celui du bien et du mal. Mais il y a aussi un danger à se fier uniquement au langage juridique. Toutes les situations ne peuvent pas être expliquées en se penchant sur la Tora et le Choulhan Aroukh, et parfois la halakha peut être utilisée comme une distraction pour empêcher de faire simplement ce qu'il faut. Je pense à un exemple que mon professeur avait l'habitude de raconter, celui d'un homme qui, voyant sa femme pleurer, s'est dit qu'il devait aller à la synagogue et faire la prière de l'après-midi avant qu'il ne soit trop tard. Je ne suis pas sûr que Dieu demande à cet homme de regarder la Tora pour répondre à cette situation : il veut qu'il affronte la situation en face de lui, la personne en face de lui, et qu'il soit là pour elle. Certains rabbins parlent de Ratson HaTora, la volonté de la Tora, pour décrire ces situations où la bonne chose à faire ne se trouve pas dans les lois elles-mêmes.
Je veux intentionnellement rester nuancé, et ne pas idéaliser “l'esprit de la loi" au-dessus de la “lettre de la loi”, comme le font certains. Abandonner les mots et les interpréter à notre image risque d'être une amplification de notre propre ego et de nos fantasmes, avec le soutien imaginaire de Dieu. Et l'obéissance aveugle à la Tora, accompagnée de la fermeture de notre esprit critique, peut être tout aussi dangereuse. Devrions-nous vraiment manger de la chair humaine parce que le texte de la Tora ne l'a pas explicitement interdit ??
Pour revenir à notre point de départ, la Tora tourne autour des mots centraux daroch darach, Moïse a demandé et demandé, n'a pas accepté la situation telle qu'elle était mais a cherché à la rendre conforme à ce qui était juste. C'est cet esprit du midrach, plus encore que ses résultats, qui est essentiel : remettre en question ce qu'on nous dit, remettre en question nos propres questionnements, avec confiance et un peu d'humour, c'est sans doute le meilleur que nous puissions faire.
Chabbat chalom !
Merci Josh pour ce très bel exemple de massortisme.